Amoureuse

Publié le par Rohic

Elle aime les cimetières, que voulez-vous que je vous dise ?
Elle y passerait sa vie.
D’ailleurs, c’est ce qu’elle fait.

Elle y traîne le plus clair de son temps, elle s’y égare avec paresse, en nonchalance. Elle aime ce rythme. Lent et profond. Epais sans être lourd. Elle aime le son soyeux des cyprès sous le vent, le calme neutre qui tisse les allées, la qualité du silence…

Et puis, surtout, elle aime la conversation des pierres. Elle aime leur présence rustre sur le réel, leur compagnie sans âge, leurs cicatrices. Ces alignements approximatifs appellent en elle les facades de ces vieilles demeures de faubourg, bavardes et revêches, grises, derrière lesquelles tant de pages mystérieuses ont dû se tourner en vain.

Elle en frissonnerait presque. Ça la chatouille de l’intérieur, tous ces fantômes. Ces vies passées au marbre, qui défilent sans jamais bouger.

Il y a tellement de vie dans un cimetière, rêve-t-elle en souriant aux anges. Sa main glisse sur une dalle de granit tiède, s’attarde sur des steppes arides de mousse et de salpêtre, vient caresser un bouquet fané, rôde et s’arrête enfin sur un visage cépia coulé dans le verre. Une jeune fille. Belle et lisse. Un regard absolument droit, solennel, qui porte déjà la mort et semble le savoir.


Elle lit :

Marie Philomène F.
âgée de 16 ans, décédée
le 3 Janvier 1858

Elle emporte en sa tombe les
regrets de tous ceux qui l’ont
connue et aimée sur cette terre
qui sont tous venus l’accompagner
à sa dernière demeure.
Cher Ange Reçois les adieux
d’un père et d’une mère qui
t’étaient chers de ton grand’père
la grand’mère et de ton frère
dont tu étais toute la joie et qui
n’auront plus d’autre consolation
que de venir pleurer sur ta
tombe en attendant le jour
heureux où ils iront tous te
revoir au ciel !
Adieu !

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Son cœur s’est mis à battre un peu plus fort. Il y a tant de vie, oui, dans les cimetières ! Tant de lignes tracées sous le fil des âges, tendues vers nous. Elles sont là, pense-t-elle, en regardant à nouveau le doux visage qui s’évanouit sous le verre. Elle s’accroupit, hume copieusement, profondément, sauvagement presque, la fragrance éternelle de cette pierre oubliée, qui fut certainement luxueuse. Puis elle considère avec bienveillance l’espace libre autour d’elle et s’étire sobrement.

C’est alors qu’elle remarque l’autre tombe dans son dos. Parfaitement identique à celle sur laquelle elle est assise. Elle peut la toucher sans problème d’où elle est. Il n’y a pas vingt centimètres entre les deux stèles. Cela l’étonne d’être ainsi passée à côté.

Elle lit donc encore :

Jean Alfred F.
Etudiant en Médecine
agé de 20 ans décédé
le 13 Novembre 1858

Bon fils tendre ami élève toujours
distingué dans ses études,
il est allé rejoindre à 10 mois de
distance une sœur chérie qui
partageait avec lui la tendresse
d’un père et d’une mère devenus
deux fois inconsolables.
Reçois cher Alfred les adieux de
ceux qui t’ont chéri sur la terre.
Vos deux tombes occupent seules
l’existence douloureuse de vos
parents qui ne seront heureux que
lorsqu’ils vous auront rejoints
tous deux car maintenant pour
eux le présent paraît sans avenir.
Adieu.

jaf.jpg

C’est malin ! Désormais, elle pleure. Mais ses larmes révèlent de singulières nuances sucrées, une surprenante absence au pathos dans le souffle roque des cyprès. Elle cherche le portrait du garçon sur le dos alangui de la pierre. Elle ne le trouvera pas.

Que de vie dans les cimetières, songe-t-elle encore ! Oui, que de vies tendues jusqu’à nous…

Publié dans Minothaurus

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L
Vive l'incinération.
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R
T'es pompier ?!
C
Une vie, des vies, les leurs et plus tard...les nôtres. Gravées, scellées au delà du marbre, dans les mémoires des êtres laissés. Triste et fascinant. Bon dimanche Rohic.
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R
Il n'y a que les histoires pour être tristes et facinantes. Les hommes, eux, se reposent…
C
jean-alfred, philomène.......... si jeunes, qelle épreuve pour les parents.J'aime à visiter les cimetières, aussi. Il y règne une paix, qui fait oublier, le temps de la visite, le bruit envronnant. sauf en période de toussaint : là, je fuis!!!!!!!!!
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R
Normal, on y voit rôder Michael Jackson ces soirs-là !
C
Que de vie...que de vies racontées qui donnent au marbre froid une  histoire .
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R
Eh oui
L
c'est incroyablement émouvant, cette histoire...on compatis et partage la douleur éternelle des parents...c'est beau aussi, cet amour filial tragiquement scellé dans la pierre, et que l'on peut lire encore aujourd'hui. Les cimetierres sont fascinants, j'aime y trainer mes guêtres moi aussi.
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R
Ces choses gravées qui filent…